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Le vendredi 9 juillet, la Commissaire du Gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Madame Ihsane Haouach, annonce sa démission à la suite d’un bashing intensif. Elle explique que «Ce contexte de défiance et de violence à mon égard rend impossible l’exercice de ma fonction de manière efficiente ».

La démission ne suffira pas, il s’agit ensuite de faire un exemple de celle qui n’est pas restée à « sa place » et qui, de par son CV, aura osé se dire légitime à occuper une fonction jusqu’alors réservée à une classe dominante dont l’entre-soi est la clé du succès.

A cette fin, des moyens régaliens sont engagés pour diffuser dans l’espace public l’idée, formulée de manière non réfutable mais bien ancrée dans l’imaginaire collectif, de « potentiels liens avec les Frères musulmans ». Cela devrait suffire pour annihiler pendant plusieurs années toute volonté d’existence sociale de Madame Ihsane Haouach.

Une réaction à la hauteur qualitative et quantitative de la violence qui s’est exprimée n’est pas souhaitable. Pour des raisons de dignité d’abord, pour des raisons stratégiques ensuite. En tant que progressistes, notre enjeu n’est pas de nous laisser dicter notre agenda par celles et ceux dont ce bashing constitue une fin politique.

Nous proposerons plutôt une mise en système du déroulement de ce bashing, en nous épargnant une restitution descriptive des faits, afin d’en dégager les éléments de contexte au sein duquel nous militons et continuerons de militer pour l’égalité de tou.te.s, quelle que soit la radicalisation croissante des positions politiques inégalitaires et liberticides impactant ce contexte.

Différentes séquences se sont jouées. La première a été celle du communautarisme dès l’annonce de la nomination de Madame Ihsane Haouach.

La séquence communautariste

Présenter cette nomination dans une perspective communautariste était un “bon coup” à plusieurs titres. D’abord parce que la majorité des acteurs politiques sera incapable de donner une définition claire du terme, qu’en même temps ils en ont tous peur et qu’enfin il est impossible de se défendre face à une accusation diffuse dont le renversement de la charge de la preuve afin de s’en défendre est immédiat.

La question des compétences et de la légitimité de Madame Ihsane Haouach est, de facto, évacuée puisque finalement, ce ne serait pas la question. La question discutée est d’abord cette logique communautariste qui jette la suspicion sur la réussite de toute personne, aussi compétente soit-elle, occupant une place qui, au vu des mécanismes lourds d’ethno-stratification genrée de notre société, ne serait pas la sienne

Nous savons que parler de l’autre permet surtout de parler de soi. Au-delà de l’opération racialisante derrière cette lecture de la nomination de Madame Ihsane Haouach (nous attendons de savoir à quelle appartenance communautaire Madame Ihsane Haouach a été assignée pour expliquer cette nomination communautariste) c’est bien un discours des dominants sur leur nous qui s’est joué : « Nous ne sommes pas communautaristes, nous sommes inclusifs, nous sommes pour l’égalité et nous ne discriminons pas, nous applaudissons la diversité… ».

On balaie de ce fait tous les rapports sur la surreprésentation des hommes blancs dans les lieux de pouvoir, on ferme les yeux sur les plafonds de verre, on oublie ce que les monitorings socio-économiques disent des inégalités selon l’origine… Tout ce que ces données permettent d’objectiver quant à l’action communautariste des dominants – actions pensées par/pour et avec les dominants – s’efface au regard de ce qui serait le vrai enjeu, le souci désintéressé du progrès universel pour tou.te.s des uns – le fardeau de l’homme blanc – faisant rempart à la menace communautariste des autres, les musulman.e.s.

Sont dupé.e.s celles et ceux qui n’ont pas les clés de décryptage des jeux politiciens ou encore celles et ceux pour qui cette imaginaire est nécessaire afin d’assurer le maintien de leurs privilèges.

Une partie de la population a par contre bien compris que toute élévation sociale décomplexée qu’elle pourrait connaître sera taxée de communautariste et que le communautarisme, le vrai, celui aux conséquences matérielles et symboliques bien réelles, restera un privilège des dominants.

Ensuite est venue la séquence de la menace contre le principe de neutralité de l’État. La question était la suivante : Si Madame Ihsane Haouach avait été la Commissaire du Gouvernement bruxellois au sein du Comité de gestion de la STIB, aurait-elle également saisi l’exécutif régional en réaction à la décision de ne pas faire appel du jugement du 3 mai 2021 du tribunal du travail ?

La séquence de la neutralité

Si la réponse à la question est non – et il a été supposé a priori que la réponse serait non – ce serait la démonstration de son absence de neutralité sur un tel dossier.

Nous en comprenons donc deux choses. D’abord que l’« acte neutre » qui serait à l’image de la neutralité de l’État est de contester cette décision de justice.

Ensuite qu’un homme blanc – nommé à titre de membre d’un parti de la majorité – pose a priori des actes neutres quand une femme – de par le fait qu’elle porte le foulard mais nommée à titre de la qualité de son CV – pose a priori des actes enfreignant le principe de neutralité.

Instituer l’apparence de la laïcité philosophique comme ce qui doit être le modèle d’expression visible de la neutralité de l’État (ou l’uniforme de la neutralité selon certains) et le but des « actions neutres » posées par des « personnes neutres », s’apparente à une volonté claire d’hiérarchisation des expressions convictionnelles.  Là est la vraie menace pour la neutralité de l’État et son devoir de mise à équidistance de toute religion ou conviction philosophique.

La promotion de la domination culturelle n’aura été que rarement exprimée aussi explicitement à de tels niveaux de pouvoir depuis la fin de la colonisation.

Progressivement, de Commissaire du gouvernement incapable a priori de faire preuve de neutralité, Madame Ihsane Haouach est devenue en soi, pour ce qu’elle est, une entorse à la neutralité. Dans une démarche de réification, elle est devenue la « Commissaire voilée ». Cette passe offre l’économie de ne plus devoir s’arrêter à discuter de ses actes qu’elle aurait posés ou non, parler de ce qu’elle est sera suffisant à lui refuser sa place.

S’exprimant dans une longue interview, Madame Ihsane Haouach rappelle alors un fait. Ce n’est que suite à la visibilisation – ou plutôt à la sortie progressive d’une invisibilisation – d’une partie de la population d’origine immigrée et de ses pratiques religieuses dans l’espace public qu’est apparue une herméneutique très variée et souvent divergente sur ce que sont et exigent la laïcité et la neutralité.

C’est donc bien dans le contexte d’un changement démographique que sont apparus les concepts de neutralité exclusive et de neutralité d’apparence. Et c’est un fait – et non pas une remise en question du principe lui-même – que de dire qu’aujourd’hui il y a un débat sur l’application du principe de neutralité de l’État, sur son respect des droits fondamentaux, qui sont d’autres principes forts situés également aux fondements de nos institutions, ou encore sur l’impact socio-économique très réel que telle ou telle interprétation de la neutralité aura pour une partie de la population déjà structurellement éloignée du marché de l’emploi… et que de dire qu’il est inexact de poser l’interdiction des signes convictionnels comme découlant de manière évidente de tout principe de neutralité.

Et ce débat, nous l’investirons et le stimulerons tant que ce principe intangible qu’est la neutralité de l’État continuera, dans son interprétation, d’entraîner l’exclusion institutionnelle de milliers de femmes sur notre territoire.

Une partie de la population a cependant bien compris que l’apparence de neutralité a priori est le privilège d’une classe dominante qui serait neutre en soi car, bien que tout autant située politiquement, racialement, philosophiquement, socio-économiquement, patriarcalement, son hégémonie l’institut comme figure de « La neutralité » incarnée. En effet, occupant tout l’espace, elle situe le curseur de la neutralité à partir de sa normalité, et celle-ci s’impose d’elle-même, sans autre bruit ou autre expression que celle de son hégémonie.

Enfin, la troisième séquence est celle du débat public, ou de la qualité de l’espace public en général.

La séquence du débat public

En quelques jours, nous avons eu une synthèse de deux dysfonctionnements majeurs portant atteinte à la qualité de notre société démocratique.

D’abord l’appauvrissement de l’espace public; Par la réduction du réel à des simplismes, par l’intervention d’acteurs n’ayant aucune pudeur face à la recherche du vrai,  leur seul agenda étant l’existence et la reconnaissance de leur propre personne dans le monde enivrant des réseaux sociaux, par la diffusion via les canaux médiatiques traditionnels d’informations approximatives qui ne confirment rien et qui n’infirment rien, par des accusations criminalisantes à l’encontre d’une personne devenue objet dont on parle sans dialoguer avec elle… rien n’était en place pour collectivement s’en sortir par le haut à l’image de la société que nous prétendons être.

Un nouveau stade dans l’appauvrissement du débat public, tant sur le fond que sur la forme, a ainsi été franchi avec un effet cliquet qu’il sera difficile d’inverser. Or, il est impossible de penser le monde et gérer la Cité à partir d’un logiciel sémantique aussi pauvre, exprimé en 280 caractères ou en une succession de punchlines grisantes.

Ensuite l’uniformisation des esprits par la mise à mal du débat contradictoire

Ce n’est pas la violence du débat qui est le plus interpellant, mais bien cette volonté d’exclusion sociale de toute parole qui serait considérée comme clivante. Nous développons une société de consensus. Mais c’est un faux consensus, c’est un consensus de façade qui résulte d’abord de l’activisme et du monopole de l’expression publique d’une classe dominante, de la démission ensuite de la gestion politique d’une large majorité de la société et enfin d’une mise au ban, par divers moyens, de cette partie de la société qui s’élève pour prendre le discours dominant à contre-pied, ce même discours qui est constitutif de son oppression et de son exclusion.

Ce consensualisme forcé est une menace pour notre fonctionnement démocratique, le désinvestissement citoyen, choisi ou subi, est comme nous le voyons déjà l’espace idéal pour le populisme et la manipulation des masses.

Une partie de la population a ici aussi bien compris qu’elle n’était pas invitée à la table du débat démocratique, qu’elle avait plutôt vocation à en être l’objet passif et docile, et que les seuls clivages qui puissent s’y exprimer sont ceux des dominants afin que les divergences restent bien dans le cadre d’une convergence située.

Le fil conducteur de ces trois séquences est la violence.

Quand nous réagissons à l’injonction qui est faite à Madame Ihsane Haouachde retirer son foulard en séance du Comité de gestion de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, ce n’est pas le débat sur l’application du principe de neutralité qui est refusé ou qui est dénoncé, c’est basiquement la violence directe que ces propos constituent.

La manière décomplexée et pleine d’assurance avec laquelle cette injonction lui a été adressée, la chosification de son foulard et de sa personne, la négation de sa plus-value pour notre société, le soupçon diffusé autour de sa légitimité à prendre cette place, sa criminalisation dans l’espace public,  la légèreté avec laquelle ont été évacué plusieurs de ses libertés fondamentales, toutes ces violences font écho au vécu quotidien de milliers de femmes en Belgique qui, à travers leurs propres expériences scolaires, citoyennes et professionnelles, se sont reconnues dans cette exclusion qui s’est faite, pour l’exemple, sur un bûcher dressé en place publique.

Là où cette nomination était une opportunité, certainement pas naïve, d’initier la banalisation d’un processus d’inclusion au bénéfice de milliers de professionnelles et de citoyennes et surtout de la société dans son ensemble, l’expérience s’est transformée en un durcissement de la rupture entre plusieurs parties de la population, avec le repli communautaire voulu d’une classe dominante d’une part, et l’exclusion subie de groupes discriminés d’autre part.

Ces quelques semaines de déchainement de violence laisseront des traces pour les générations montantes qui ont tout vu et qui, à l’image de Madame Ihsane Haouach et de toutes les autres, visent haut dans leurs aspirations scolaires, universitaires, citoyennes ou professionnelles. Seul l’exil devient parfois la solution à leur reconnaissance et à leur émancipation.

En tant que progressistes, nous continuerons de leur dire, en reprenant le titre de l’ouvrage de Rokhaya Diallo, « Ne reste pas à ta place ! ». C’est et cela restera la meilleure mise en crise de ce système de domination.